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Writer's pictureAlan Hodkin

Daniel Lanois: Histoires du grand manitou

Au sud, il y avait Dr John puis au nord, Daniel Lanois.


Deux sorciers, deux maîtres des illusions, deux orfèvres.



Deux musiciens aux confins des musiques de chez eux et d’ailleurs.

Si, très tôt, le jazz s’est imposé comme un genre qui combinait

différentes influences, on peut en dire tout autant de ces deux

musiciens, ces deux magiciens.


Les deux écrivent par ailleurs des textes métissés: l’anglais prédomine

dans leurs chansons, mais des réminiscences encore très vivantes du

français ont mâtiné leurs couplets et leurs refrains. L’histoire de

Daniel Lanois ne débute-t-elle pas par ces mots : « Ma jolie, how do

you do? Mon nom est Jean-Guy Thibault-Leroux I come from east of

Gatineau My name is Jean-Guy, ma jolie”?


Et, de surcroît, dans les années 1980, Daniel Lanois a élu domicile

dans le sud des États-Unis et aménagé un studio d’enregistrement

dans une magnifique maison coloniale en Nouvelle-Orléans où on

pouvait notamment entendre l’écho des voix des Neville Brothers. La

Louisiane a, sans l’ombre d’un doute, inspiré Daniel Lanois, car c’est

à cet endroit qu’il a produit, réalisé et arrangé ses plus grands

disques. Sur cette terre où des milliers d’Acadiens avaient été

déportés quelque 200 ans plus tôt. Rappelez-vous que le premier

album solo de Lanois paru en 1989 a pour titre Acadie. Était-ce là une

volonté du musicien de renouer avec ses ancêtres qui avaient été

chassés des Maritimes? La musique allait-elle soulager certaines

blessures, certains traumatismes qu’avaient vécus ses descendants

canadiens-français? Je n’en sais rien, mais je me plais à m’imaginer

que oui.



« Jolie Louise », chanson simple, belle, désarmante, typiquement

country avec son tempo, est le premier extrait d’Acadie à être diffusé

sur les ondes. Le clip, tourné en Super 8, est diffusé régulièrement sur

Musique Plus. Avec le recul, on peut très bien s’étonner qu’un tel titre

ait ainsi fait son chemin parmi les Def Leppard, Bon Jovi et Guns and

Roses de ce monde. La chanson country n’avait pas tout à fait la cote

à la fin des années 1980. Les airs folks non plus. C’est encore une

décennie où le rock prédomine, mais aussi les claviers MIDI. Et

pourtant, Acadie s’impose lentement mais sûrement. N’est-ce pas

d’ailleurs à cette époque-là que The Trinity Session des Cowboys

Junkies connaîtra un succès planétaire plus qu’improbable? Grâce

aux bons soins des diffuseurs, Musique Plus en tête, « Sweet Jane »

joue régulièrement sur les chaînes musicales télévisées. Carole Laure

et Lewis Furey font un virage à 180 degrés en proposant le sublime

Western Shadows, un florilège d’ambitieuses relectures de chansons

country. Sans le savoir, ces artistes pavaient peut-être le chemin qui

allait permettre à la chanson country de retrouver enfin ses lettres de

noblesse sans être injustement boudée. Mais attention! À une

chanson country hybride! À une nouvelle chanson country!



Achtung Baby!


Et toujours durant cette même période, sans jamais vendre son âme

au diable, Lanois produit les grands albums pop rock de l’histoire de

la musique : notamment ceux de U2.



Sa signature est indissociable de celle du groupe tant les disques de la

bande à Bono sont marqués au fer rouge par l’habillage sonore unique

de Lanois. Bono a certes un charisme à faire pâlir bon nombre de

chanteurs, le jeu de The Edge a beau être de haute voltige; le son,

l’alchimie musicale, c’est à Daniel Lanois qu’on les doit! Sans lui, U2

n’aurait pas eu la carrière qu’il a eue. Et la révolution musicale

amorcée avec le brillantissime Achtung Baby! en 1991 n’aurait pas eu

lieu sans le génie du grand manitou. La preuve? Le groupe n’était

toujours pas satisfait du mixage du premier extrait à paraître « The

Fly ». Et c’est Daniel Lanois qui a su en faire de l’or, rien de moins, en

combinant des prises de son « live » avec d’autres enregistrées sur un

deux pistes. Abracadabra! Le tour était joué!




Allez réécouter Achtung Baby! Vous ne manquerez pas d’être

étonné.e.s., encore une fois, par ce son si unique, ce virage radical

entrepris par le groupe, cette rupture d’avec The Joshua Tree paru

quatre ans plus tôt, cet amalgame de genres, bref, ce chef-d’œuvre

inégalé de la carrière du groupe. Quelque 18 millions d’exemplaires

vendus plus tard, et ce, avec des chansons qui allaient très tôt

atteindre le statut de mythes; pensez à « One », Achtung Baby! a

marqué la consécration du groupe mais aussi celle de Daniel Lanois!

Peter Gabriel et Bob Dylan, pour ne nommer que ceux-là, savaient

déjà qu’il était fort doué, mais voilà que durant la décennie des

années 1990, Emmylou Harris, Willie Nelson et même le groupe pop

The Luscious Jacksons s’allieront à Lanois qui transforme tout ce

qu’il touche, de près ou de loin, en exquise beauté.


“Meet me at the Wrecking ball, Wrecking ball”


À mes yeux, le meilleur exemple de cette beauté demeure encore

l’album Wrecking Ball sorti en 1995. Emmylou Harris avait l’habitude

de frayer avec les grands de ce monde : Gram Parson, Dolly Parton,

Linda Ronstadt, Kate et Anna McGarrigle, Willie Nelson, Neil Young,

etc. Tôt ou tard, le nom de Daniel Lanois devait s’ajouter à la liste…



Wrecking Ball allait marquer un moment important dans la carrière

de la chanteuse. Le début des années 1990 s’est traduit par un certain

essoufflement pour elle, voire une certaine perte de popularité. En

enregistrant ces 12 titres en Nouvelle-Orléans, dans le studio de

Lanois, en étant accompagnée par ce dernier et ses acolytes, Larry

Mullen Jr. et Malcolm Burn, entre autres, Harris est arrivée

exactement là où personne ne l’attendait. Ne vous ai-je pas parlé

d’une country hybride un peu plus tôt? C’est bel et bien ainsi que l’on

pourrait qualifier le GRAND disque de la dame. Avec sa voix à nulle

autre pareille, Emmylou Harris nous convie à la petite mais aussi à la

grande histoire des États-Unis. Remises en question, crises

existentielles, histoires d’amour poignantes, nostalgie sont autant de

thèmes qui parsèment l’album. La douceur côtoie tout autant la

noirceur.



L’album s’ouvre sur le doute, perpétuel et sans cesse grandissant, de

celle qui ne sait pas de quoi son avenir sera fait ni où elle se trouvera

d’ici quelques années. On y voit aussi un joli clin d’œil dans ce texte

écrit par Daniel Lanois lui-même à son pays d’origine. " Met an

Indian boy in Ottawa. He laid me down on a bed of straw. Said don't

waste your breath. Don't waste your heart. Don't blister your heels.

Running in the dark." En retranscrivant ces paroles, je me plais à

imaginer Elisapie interpréter cette chanson. Et quelque chose me dit

que ce souhait est loin d’être irréalisable.


Je me plais même à déceler l’influence qu’aurait eue Joyce Carol

Oates sur « All my tears ». « It don’t matter where you bury me, I’ll be

home and i’ll be free. It don’t matter where I lay. All my tears will be

washed away.” La musique et les arrangements étonnent. Les chœurs

rappellent ceux des bêtes blessées, sauvages et abandonnées. La

mélodie, qui combine savamment la folk et l’électro, s’apparente à

une prière dans la tradition de celle des Premières Nations. « All my

tears » a beau être une composition du 20 e siècle, elle résonne comme

une complainte ancestrale. Elle est remplie d’histoires noires, de

fantômes, de colère sourde mais aussi de paix. Elle nous vient de très

loin. Elle est la porte-parole de toutes ces voix qu’on a étouffées. De

tous ces êtres qu’on a éliminés. Les voilà ramenés à la vie par

l’étrange mais charismatique Emmylou. " So weep not for me, my

friend. When my time below does end. For my life belongs to Him.

Who will raise the dead again."


Il y est aussi question de quête, d’errances, d’amertume mais aussi de

grande tendresse comme en témoigne la très émouvante « Wrecking

Ball ». En l’écoutant, on imagine un couple dansant dans une salle de

bal déserte, boule disco au plafond, planchers de bois usés et

poussiéreux, la lumière de l’aube pénétrant progressivement par les

fenêtres. Le couple est lessivé mais heureux d’avoir été ainsi enlacé

durant toute la nuit, à danser jusqu’à la fin de la nuit, seul.


" Meet me at the Wrecking ball, Wrecking ball, I’ll wear something

pretty and white and we’ll go dancing tonight." Et c’est aussi la voix

tendre de nul autre que Neil Young que l’on entend dans les chœurs

au refrain.


Saviez-vous qu’Emmylou avait pour amies les sœurs McGarrigle?




Et qu’on les retrouve aussi sur l’album? Les sœurs demeurent encore

aujourd’hui, hélas! notre secret le mieux gardé. Emmylou reprendra

« Going back to Harlan » que les McGarrigle enregistreront à leur

tour un an plus tard. Chanson dans la plus pure tradition du duo; le

texte et sa mélodie rappellent les comptines d’une enfance révolue,

elle nous parle aussi de la détermination de celles qui renouent avec

leur passé, coûte que coûte. Se dégage de la version d’Emmylou une

sensation toute légère, tout aérienne, ponctuée par les harmonies des

sœurs qui l’accompagnent. Et c’est aussi au son de leurs voix que se

clôt l’album d’Emmylou avec la noble « Waltz across Texas tonight ».


Et la mort revient à nouveau nous hanter sur la très poignante « This

sweet old world », chanson de Lucinda Williams qu’elle avait elle-

même interprétée quelques années plus tôt. Emmylou semble nous

dire, voire nous chuchoter : « Regarde tout ce que tu as perdu depuis

que tu as quitté notre monde. » « The pounding of your hear's drum.

Together with another one. Didn't you think anyone loved you?”


Puis, sur un titre écrit, composé et chanté en duo avec Daniel Lanois,

Emmylou retrouve sa flamme de toujours, sa véritable âme sœur avec

l’entêtante « Blackhawk ». « Love hunters in the night. Our faces

turned into the wind. Blackhawk, where are you now? Blackhawk and

the white winged dove.” Est-ce là le chef-d’œuvre de Daniel Lanois? Il

y a tout à parier que oui! Elle est le cygne aux plumes blanches. Il est

son faucon noir. La suite appartient à l’histoire, à celle des plus

grandes et des plus belles légendes qui nous feront rêver encore très

longtemps.


J’aurais pu m’attarder sur Teatro de Willie Nelson ou bien sur Le

Noise de Neil Young, deux autres chefs-d’œuvre produits par Daniel

Lanois, ou consacrer aussi tout un paragraphe à « Chanson pour

Marie-Claire », magnifique ode à une danseuse nue, mais il m’aurait

fallu me lancer dans l’aventure de l’écriture d’un livre entier consacré

à Daniel Lanois. D’autres que moi le feront!


Aujourd’hui, en sachant qu’Isabelle Boulay a très bien fait ses classes,

notamment avec l’irréprochable Les chevaux de la liberté : Boulay

chante Bashung, je persiste, et la principale intéressée est prête,

depuis plusieurs années, à espérer que Daniel Lanois la rejoindra en

studio et qu’ils enregistreront un album digne de celui de Nancy and

Lee. Et que parmi les collaborateurs, nous retrouverons les noms de

Rick Hayworth, Yves Desrosiers, Florent Vollant… et d’Anna

McGarrigle!


Gardons les doigts croisés!


Alan Hodkin

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